Les Yeux dans les arbres – Barbara Kingsolver

 

 

Barbara KINGSOLVER
Les Yeux dans les arbres (traduit par Guillemette Belleteste)
Editions Rivages poche, 2014
659 pages
1ère édition (VO) : 1998

Présentation de l’éditeur

En 1959, Nathan Price et les siens quittent l’Amérique pour le Congo belge. Pasteur baptiste, Price pense évangéliser un peuple qui ne rêve que d’autonomie et de liberté. La révolution éclate, mettant fin à l’illusion. Tour à tour, sa femme et ses quatre filles racontent la ruine tragique de leur famille qui, malgré ses croyance, ne résiste à rien : ni à la détresse, ni aux orages, ni aux tourments de l’Histoire.


Nathan Price bouleverse sa famille quand il leur annonce son intention de se rendre au Congo pour évangéliser un village. Sa femme et ses filles, attachées à leur confort de famille américaine moderne, sont catastrophées. Orleanna, la mère, panique, pense aux maladies, a peur de manquer. Rachel est la fille aînée, belle et superficielle, et elle ne veut pas quitter l’eau chaude, l’électricité et ses produits de beauté. Leah est la bonne élève qui idolâtre son père tandis que sa jumelle, à moitié handicapée, pose sur sa famille et sur l’obstination de leur père un regard plus ironique. Enfin, Ruth May est la plus jeune, la dernière enfant, celle qui pense à jouer, l’intrépide.

Leur installation est pour elles toutes un véritable bouleversement : elles se retrouvent dans un village perdu en pleine nature, sauvage, loin du confort et de la sécurité des villes. Là ils rencontrent les habitants, apprennent difficilement à vivre selon de nouvelles contraintes, et à comprendre leurs voisins. En tous cas, les filles de la famille apprennent des choses, acceptent de changer leurs points de vue. Leur père, lui reste accroché à ses croyances. Et la révolution et la guerre civile vont encore fragiliser leur mode de vie et leur famille.

Je ne sais pas pourquoi, j’imaginais, en ouvrant ce livre, Nathan Price comme un père Ingalls, droit et bienveillant. Alors que pas du tout ! Price est un pasteur intransigeant, un père strict et un homme qui refuse la lâcheté. Un mari qui écrase sa femme, un père qui effraie ses filles. Et qui préfère l’obstination à leur santé et à leur sécurité. Cette aventure au Congo est son combat, son cheval de bataille. Mais il reste aveugle à ce qui l’entoure, aux personnes qui lui sont proches, qui elles mènent un véritable combat quotidien, et il ne va voir ni le drame venir, ni sa famille se déliter.

Les Yeux dans les arbres, c’est une histoire de famille, un drame, le récit intimiste d’un épisode de l’Histoire – la décolonisation et l’indépendance du Congo belge. C’est aussi une façon d’opposer la civilisation occidentale, sa bonne conscience et ses croyances soit disant supérieure, au mode de vie de la campagne congolaise. Ce que j’ai aimé, c’est l’évolution des points de vue des filles qui – au contraire de leur père – sont plus ancrées dans la vie quotidienne : elles comprennent petit à petit les mythes, les rituels ; elles voient le travail acharné, la malnutrition des enfants, la maladie, les cicatrices, la mortalité infantile. La progression est marquée par les titres des parties : « Les choses que nous avons apportées », « Les choses que nous avons apprises », « Les choses que nous ignorons », « Les choses que nous avons perdues », « Les choses que nous avons rapportées »… qui sont plutôt explicites quant à cette évolution.

Les filles prennent la parole à tour de rôle. Elles ont donc chacune un point de vue différent, et racontent les choses, avec leurs biais, et ça enrichit d’autant ce que nous découvrons de leur histoire. Elles restent toutes très différentes, entre Adah qui ne croit plus en dieu depuis des années et trace son propre chemin en même temps qu’elle traîne sa jambe tordu, Leah qui est la fille sage et fidèle, et qui prendra pourtant le chemin le plus radical, Rachel qui reste fidèle à elle-même : superficielle, franche et égoïste.

On suit l’arrivée de la famille au Congo, et leur adaptation laborieuse à la vie congolaise. Ils affrontent de nombreuses difficultés, jusqu’au drame. Et on continue de les suivre encore après le drame,une façon d’appréhender les conséquences de tout ce qu’ils auront vécu.

Barbara Kingsolver maîtrise son sujet, et elle nous donne à voir un épisode historique par le petit bout de la lorgnette, celui d’une famille étrangère et qui va être directement impactée par les évènements. L’écriture accroche et la progression dans le drame – avec flashback et flashforward – est bien gérée. J’ai beaucoup aimé cette lecture. C’est le second roman de Barbara Kingsolver que je découvre, et j’adore les univers qu’elle ouvre à ses lecteurs. J’ai pu m’immerger facilement dans les vies et les histoires de chacun des personnages, et j’en garde un fort souvenir plusieurs mois après l’avoir refermé.

8470b-abc2016

Le Rouge vif de la rhubarbe – Auður Ava Ólafsdóttir

 

 

 

 

Auður Ava Ólafsdóttir
Le Rouge vif de la rhubarbe (traduit par Catherine Eyjólfsson)
Editions Zulma, 2016
155 pages

Présentation de l’éditeur

Souvent aux beaux jours, Ágústína grimpe sur les hauteurs du village pour s’allonger dans le carré de rhubarbe sauvage, à méditer sur Dieu, la beauté des nombres, le chaos du monde et ses jambes de coton. C’est là, dit-on, qu’elle fut conçue, avant d’être confiée aux bons soins de la chère Nína, experte en confiture de rhubarbe, boudin de mouton et autres délices.

Singulière, arrogante et tendre, Ágústína ignore avec une dignité de chat les contingences de la vie, collectionne les lettres de sa mère partie aux antipodes à la poursuite des oiseaux migrateurs, chante en solo dans un groupe de rock et se découvre ange ou sirène sous le regard amoureux de Salómon. Mais Ágústína fomente elle aussi un grand voyage : l’ascension de la « Montagne », huit cent quarante-quatre mètres dont elle compte bien venir à bout, armée de ses béquilles, pour enfin contempler le monde, vu d’en haut…


J’avais été un peu touchée par Rosa Candida – cette histoire d’amoureux des roses qui s’épanouit soudain dans la paternité – et rendue complètement indifférente par L’Embellie – à cause du personnage sans doute. Je partais donc vaguement blasée en ouvrant Le Rouge vif de la rhubarbe. Et pourtant – est-ce à cause de la taille de ce court roman qui empêche les détours et les élucubrations ? – cette histoire m’a véritablement enchantée.

Ágústína est née avec deux jambes qui ne peuvent la porter, d’un père inconnu et d’une mère qui voyage constamment pour accomplir des travaux de recherche. Elle demeure dans son  village islandais natal avec Nina, la vieille femme qui l’a recueillie, entre le champ de rhubarbe dans lequel elle a été conçue et la grève toute proche, le regard levé vers la montagne qui les surplombe. Montagne qu’elle rêve de gravir, malgré ses 844 mètres d’altitude : un exploit jugé impossible pour elle.

Relations de voisinage, confection de boudins et de confitures, rencontre avec Salomon, le fils de la nouvelle chef de chœur du village, lecture de lettres de sa mère, rêveries ou conversations mentales avec Dieu… la vie d’Ágústína est dépeinte au fil des saisons, avec délicatesse et poésie.

J’ai aimé le point de vue de cette adolescente toujours un peu décalée par rapport à ceux qui l’entourent, cette vision du monde qui lui est propre, sa force et sa volonté dans tout ce qu’elle fait, même quand il s’agit de marcher constamment sur ses béquilles pour traîner ses jambes faibles. J’ai aimé l’ambiance de ce village isolé au milieu d’une nature superbe. J’ai aimé cette impression de flottement, de douceur, de poésie et cette fin ouverte (au lecteur d’apprécier toutes les possibilités qui lui sont offertes).

Autant les autres romans de l’auteur m’avaient laissée de marbre, autant je préfère ce premier roman, doux, pas encore calibré, et dont la lecture m’a aéré la tête. Essayez : ça fait un bien fou !

8470b-abc2016

Le Quatrième Mur – Sorj Chalandon

 

 

 

 

Sorj CHALANDON
Le Quatrième mur
Editions Grasset, 2013
325 pages

Présentation de l’éditeur

« L’idée de Samuel était belle et folle : monter l’Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth. Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs. Puis rassembler ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin saccagé.

Samuel était grec. Juif, aussi. Mon frère en quelque sorte. Un jour, il m’a demandé de participer à cette trêve poétique. Il me l’a fait promettre, à moi, le petit théâtreux de patronage. Et je lui ai dit oui. Je suis allé à Beyrouth le 10 février 1982, main tendue à la paix. Avant que la guerre ne m’offre brutalement la sienne… »


Georges fait partie de la génération des bacheliers de 1968. Très militant, il rencontre Samuel Akounis, dramaturge grec qui a fui la dictature et la répression dans son pays. La vie les rapproche, les sépare, et un beau jour, Samuel, malade, appelle Georges à son chevet. Il lui demande de prendre sa place dans un projet fou : monter Antigone de Jean Anouilh dans le Liban en guerre, en faisant jouer les personnages de la pièce par des membres des différents camps qui s’affrontent, afin d’accorder à ces peuples une trêve poétique le temps de la représentation. Mais la guerre a peu de considération pour les « trêves poétiques ».

Le roman retrace d’abord la rencontre de Georges et de Samuel. C’est Georges notre narrateur, et comme lui nous nous laissons séduire par Samuel et ses convictions. Et quand il s’agit de s’envoler pour le Liban pour monter une forme d’utopie éphémère, eh bien nous partons, pleins de bonne volonté et prêt à diffuser Antigone et son symbole dans ce pays en guerre. Mais à Beyrouth, dès que Georges doit visiter chacun des acteurs, la réalité le rattrape. Circuler est difficile, tout comme convaincre juifs, chrétiens, palestiniens et chiites de coopérer à la création de cette pièce. Chacun a sa propre vision de la pièce et interprète le personnage d’Antigone et son combat différemment. La guerre est bel et bien présente : tirs, bombes, bâtiments en ruine, contrôles à chaque coin de rue, morts, massacres. Georges se retrouve pris par ce projet, par cette guerre, et il va en être changé à jamais.

Ce roman est une claque ! Le sujet est d’abord très fort et l’écriture, sublime, en rend toute la complexité. J’ai particulièrement aimé la présence, tout au long du roman, d’Antigone et de son combat, de sa résistance. Son symbole est fort et l’interprétation qu’en fait Sorj Chalandon donne envie de relire la pièce pour la redécouvrir sous cette nouvelle lumière. C’est une lecture puissante et bouleversante qui raconte la guerre dans toute sa brutalité.

8470b-abc2016

The Help – Kathryn Stockett

Kathryn STOCKETT
The Help
Editions Penguin Books, 2010
451 pages

Présentation de l’éditeur

Enter a vanished world : Jackson, Mississippi, 1962.

Where black maids raise whete children, but aren’t trusted not to steal the silver…

There’s Aibileen, raising her seventeenth white child and nursing the hurt caused by her own son’s tragic death; Minny, whose cooking is nearly as sassy as her tongue; and white Miss Skeeter, home from college, who wants to know why her beloved maid has disappeared.

Skeeter, Aibileen and Minny. No one would ever believed they’d be friends; fewer still would tolerate it. But as each woman finds the courage to cross boundaries, they come to depend and rely upon one another. Each is in search of a truth. And together they have an extraordinary story to tell…


A Jackson, Mississippi, en 1962, les femmes Blanches emploient des Noires pour faire le ménage, la cuisine et élever leurs enfants, alors qu’elles organisent un club de bridge ou lèvent des fonds pour « les pauvres enfants affamés d’Afrique ». Aibileen travaille chez les Leefolt. Leur fille, Mae Mobley, 2 ans, est le 17ème enfant qu’elle élève. Elle est là tous les jours, et assiste aux grands moments de sa vie. Minny a une langue trop bien pendue pour garder longtemps un emploi, même si sa cuisine est divine. Skeeter revient à Jackson après avoir obtenu un diplôme, et retourne chez elle pour découvrir que Constantine, la bonne qui l’a élevée pendant 22 ans a disparu. Sa mère lui met la pression pour faire d’elle une jeune femme convenable et attirante, et lui trouver vite un mari. Mais Skeeter a un projet : écrire. Une histoire de toilettes et la rencontre d’Aibileen et de Minny lui donnent un sujet. Un sujet dangereux, mais un sujet qui pourrait changer bon nombre de choses à Jackson.

J’inaugure avec cette chronique les lectures en VO sur ce blog. On m’avait prêté ce livre il y a deux ou trois ans ; j’ai enfin passé le cap et je l’ai lu. Et je rejoins l’avis général pour dire que ce livre est plein de force et d’émotion, et donc qu’il est à lire. Pour une fois, je ne pourrai pas juger le roman sur le style de son auteur  – sur du français oui, mais je ne vais pas commenter de l’anglais. Ça se lit bien, mais le langage est parfois très familier et retranscrit des accents (avec oubli d’auxiliaire, contraction, expressions presque argotiques, etc.) et donc loin de l’anglais académique qu’on apprend. Il vaut mieux avoir un bon niveau d’anglais parce que c’est un peu perturbant.

On suit les points de vue d’Aibileen, de Skeeter et de Minny, alors qu’elles poursuivent leurs chemins à Jasckson : Skeeter se met à développer un point de vue contraire à ce que la bonne société voudrait d’elle, Minny doit se faire aux bizarres habitudes de sa nouvelle patronne, et Aibileen prend soin de Mae Mobley en lui racontant des histoires sur la tolérance. L’ambiance de la ville est très bien transmise, entre la bienséance de la société blanche huppée, les relations compliquées entre les communautés noire et blanches, avec la menace du Ku Klux Klan ou celle que les femmes blanches font peser sur leurs employées : qu’une rumeur sur l’une d’elle se répande et elle ne pourra plus trouver de travail en ville.

On est aussi dans un contexte bien particulier, avec le début des marches pour les droits civils, l’influence des actions de Rosa Parks et Martin Luther King. Il y a un subtil changement social, puisque c’est aussi le début du mouvement hippie, et qu’une musique contestataire se répand – Bob Dylan est cité plusieurs fois -, changement qui semble peu affecter Jackson. Par contre, on ressent bien la tension qu’il y a entre les deux communautés. Mais cela est mis en scène de manière intelligente par l’auteur puisqu’elle aborde de manière nuancée les relations entre ces femmes blanches et leurs bonnes, des relations de respect, de conflit, de peur, des relations parfois inexistantes.

Je suis complètement emballée et émue par cette lecture, je l’ai lu bien plus vite que ce à quoi je m’attendais et le fait d’avoir vu l’adaptation cinématographique avant de le lire ne m’a absolument pas gênée. Au contraire, le fait de lire en anglais m’a rappelé des intonations ou des voix des actrices du film ce qui a d’autant plus enrichi ma lecture. A lire sans hésiter !

Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde – Steven Hall

Steven HALL
Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde
(traduit par Pierre Guglielmina)
Editions J’ai lu, 2011
505 pages

Présentation de l’éditeur

Un matin, Eric Sanderson se réveille amnésique. Une série de lettres qu’il s’étaient adressées à lui-même le lance sur les traces de son passé. De textes codés en indices, il découvre qu’un requin qui vit dans les eaux troubles de la pensée, le traque pour dévorer ses souvenirs. Il plonge alors dans un monde parallèle inquiétant, où l’attend un amour échappé du temps.


Eric se réveille un jour sur le tapis de sa chambre, l’esprit vide, sans souvenir. Un jeu de lettres laissé en évidence le mène à une psychiatre qui lui explique qu’il souffre d’une amnésie particulière. Elle lui raconte qu’il a vécu une perte, celle de Clio, sa petite amie, lors d’un voyage en Grèce  et que c’est plusieurs mois après ses funérailles que l’amnésie s’est déclenchée. Elle le met aussi en garde contre des lettres qu’il a pu s’écrire avant de perdre la mémoire. Celles-ci arrivent à un rythme régulier, alors qu’il tente de retrouver une vie normale, et il décide de les ignorer. Jusqu’au jour où un colis étrange déclenche un évènement qui soulève de nombreuses questions : il reprend les lettres pour les lire. Il apprend qu’un monstre conceptuel le guette : un requin qui nage dans les flux des concepts et de la pensée le traque pour dévorer ses souvenirs. Il doit alors se protéger et part à la recherche du seul homme capable de l’aider à affronter le monstre.

Et dormir dans l’oubli comme un requin dans l’onde, titre absolument magnifique en passant, est un roman inclassable. Entre littérature contemporaine et science fiction (ou serait-ce plutôt fantastique ?), l’auteur nous présente un monde où les flux de mots et de concepts sont des courants marins et sont habités par des poissons qui s’en nourrissent. J’adore cette idée ! C’est un peu perturbant, sur le coup, mais il développe ça de manière intelligente, intéressante, cohérente, tout en laissant la place à l’imagination et à l’interprétation.

C’est un univers fou pour un premier roman, je suis vraiment admirative. Le style est parfois inégal, on y trouve quelques platitudes mais aussi de très beaux morceaux poétiques. L’auteur a donc une marge de progression, mais c’est très prometteur pour ces prochaines oeuvres. J’ai du mal à parler de ce roman, parce que, autant l’auteur arrive plutôt bien à parler de choses indicibles ou difficiles à saisir, autant je peine à y mettre des mots. Par contre, j’ai très vite été passionnée, je n’ai pas senti les pages se tourner, et la fin est à la hauteur de cet investissement dans la lecture, donc je suis très satisfaite et admirative, encore, du travail qu’a accompli l’auteur ici.

Je ne sais pas si j’aurais été claire ou même si mes vagues explications auront pu vous convaincre. Toutefois si le titre ou le concept derrière l’histoire vous titille, n’hésitez pas à découvrir ce roman indescriptible. Je me suis laissée persuader sans trop savoir dans je me lançais et j’ai beaucoup aimé ce que j’y ai trouvé.

8470b-abc2016

L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir – Rosa Montero

Rosa MONTERO
L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir
(traduit par Miriam Chirousse)
Editions Métailié, 2015
177 pages

Présentation de l’éditeur

Chargée d’écrire une préface pour l’extraordinaire journal que Marie Curie a tenu après la mort de Pierre Curie, Rosa Montero s’est vue prise dans un tourbillon de mots. Au fil de son récit du parcours extraordinaire et largement méconnu de cette femme hors normes, elle construit un livre à mi-chemin entre les souvenirs personnels et la mémoire collective, entre l’analyse de notre époque et l’évocation intime. Elle nous parle du dépassement de la douleur, de la perte de l’homme aimé qu’elle vient elle-même de vivre, du deuil, de la reconstruction de soi, des relations entre les hommes et les femmes, de la splendeur du sexe, de la bonne mort et de la belle vie, de la science et de l’ignorance, de la force salvatrice de la littérature et de la sagesse de ceux qui apprennent à jouir de l’existence avec plénitude et légèreté.

Vivant, libre, original, ce texte étonnant, plein de souvenirs, d’anecdotes et d’amitiés nous plonge dans le plaisir primaire qu’apporte une bonne histoire. Un récit sincère, émouvant, captivant dès ses premières pages. Le lecteur sent, comme toujours avec la vraie littérature, qu’il a été écrit pour lui.


J’ai acheté une demi-douzaine de biographies de Mme Curie, dont je savais déjà certaines choses auparavant, mais pas tant que ça. Et un truc informe a commencé à pousser dans ma tête. L’envie de raconter son histoire à ma façon. L’envie d’utiliser sa vie comme un mètre étalon pour comprendre la mienne, et je ne suis pas en train de parler de théories féministes, mais de tenter de démêler quelle est la #PlaceDeLaFemme dans cette société où les places traditionnelles ont été effacées (…). L’envie de fureter aux quatre coins du monde, de mon monde, et de réfléchir à une série de #Mots qui éveillent en moi des échos, des #Mots qui tournent dernièrement dans ma tête comme des chiens errants. L’envie d’écrire comme on respire. Avec naturel, avec #Légèreté.

Alors qu’elle était bloquée dans l’écriture d’un nouveau roman, Rosa Montero a été contacté par son éditrice qui lui a proposé d’écrire une préface au journal de Marie Curie – celui qu’elle a écrit après la mort de son mari Pierre – qui va bientôt être édité. Quoique ça peut aussi bien être un livre dont le Journal serait un appendice, l’éditrice n’est pas fixée sur la forme. L‘idée ridicule de ne plus jamais te revoir est le résultat de ce travail. Pas vraiment un roman, pas vraiment une biographie, ni une autobiographie, c’est un objet inclassable, qui mêle, comme Rosa Montero l’annonce, le récit de la vie de Marie Curie, depuis son enfance jusqu’à sa mort et des réflexions sur sa propre vie et sur la vie, la mort, le deuil, l’amour, les relation entre les hommes et les femmes, l’ambition, l’injonction d’#HonorerSesParents. Et l’écriture bien sûr.

C’est donc un récit protéiforme, peut-être un peu effrayant comme je l’ai présenté, ou en tout qui a l’air un peu fourre-tout. Mais c’est sans compter le talent d’écriture de Rosa Montero. Celle-ci parvient formidablement son pari. Elle raconte Marie Curie comme on ne l’a jamais vue, jamais imaginée, en interprétant certains aspects de sa vie, et en les mettant en perspective avec son époque et celle d’aujourd’hui. Autant adulée que haïe, Marie Curie est aussi une femme qui a été amoureuse et qui a été anéantie par la mort de son mari, Pierre Curie. Elle est brisée, et elle écrit à son mari des lettres bouleversante. Rosa Montero, qui a aussi connu récemment la mort de son époux, évoque alors le deuil, qu’elles ont toutes les deux connues.

La vie de Marie Curie est marquante, par ses travaux, sa réussite exceptionnelle pour l’époque – 2 Prix Nobel, en physique et en chimie, donc dans deux disciplines différentes, chose qui n’est arrivée qu’à une seule personne et encore il y avait un Prix Nobel de la Paix, chose très symbolique tout de même – et ce malgré les conditions effroyables dans lesquelles elle a découvert le radium, et les bâtons que les institutions scientifiques ont pu lui mettre dans les roues. Elle a été adorée, puis lynchée par l’opinion publique lors de son aventure avec Paul Langevin. Elle a tant réalisé de choses à l’encontre de toutes les normes de son époque quant à la place de la femme qu’elle est une véritable héroïne. Rosa Montero l’humanise et nous la fait aimer, cette héroïne.

Et puis, elle parle de la vie, de la mort, des hommes, des femmes, et c’est magnifique.

Je suis encore un peu confuse et parler de ce livre est difficile, d’autant qu’on l’a bien mieux fait que moi auparavant. J’ai adoré, j’ai été bouleversée, passionnée, et tout cela m’a fait réfléchir. Je n’ai pas encore la même expérience de vie de Rosa Montero, il n’empêche que cela parle à tout le monde. Aussi lisez ce livre, il est court, il est beau, et il n’en faudrait pas plus.

Pour finir de vous convaincre, un dernier extrait, les premières phrases du livres :

Comme je n’ai pas eu d’enfants, ce qui m’est arrivé de plus important dans la vie ce sont mes morts, et je veux dire par là la mort de mes êtres chers. Vous trouvez ça lugubre, peut-être même morbide ? Je ne le vois pas comme ça, bien au contraire : pour moi c’est tellement logique, tellement naturel, tellement vrai. C’est seulement lors des naissances et des morts que l’on sort du temps : la Terre stoppe sa rotation et les futilités pour lesquelles nous gaspillons nos journées tombent au sol comme des poussières colorées. Quand un enfant vient au monde ou qu’une personne meurt, le présent se fend en deux et vous laisse entrevoir un instant la faille de la vérité : monumentale, ardente et impassible.

En complément :

8470b-abc2016

Les Evaporés – Thomas B. Reverdy

Thomas B. REVERDY
Les Evaporés
Editions J’ai Lu, 2015
316 pages

Présentation de l’éditeur

Ici, lorsque quelqu’un disparaît, on dit simplement qu’il s’est évaporé. Personne ne cherche à le retrouver, pas de crime pour la police, honte et silence du côté de la famille. Sans un mot, Kase un soir a disparu. Comment peut-on s’évaporer si facilement sans laisser de traces ? Et pour quelles raisons ?

C’est ce que cherche à comprendre Richard B., venu au Japon afin d’aider Yukiko à retrouver son père. Pour cette femme qu’il aime encore, il mène l’enquête dans les quartiers pauvres de Sanya à Tokyo. Ce roman profondément poétique allie découverte du Japon, encore bouleversé par la catastrophe de Fukushima, et réflexion sur notre désir, parfois de prendre la fuite.


Johatsu : c’est ainsi que l’on désigne au Japon ceux qui disparaissent volontairement, pour diverses raisons. Ils s’évaporent.

C’est comme une fugue. On dit yonige, ça veut dire « fuite de nuit ». Dans le fond, c’est une sorte de déménagement, mais sans laisser d’adresse.

Les Evaporés est un roman aux faux airs de polar. Il en a tous les ingrédients : une disparition, une enquête, un détective, la description d’un monde marginal avec les quartiers de Sanya, les terres dévastées par le Tsunami. Pourtant, le roman prend une tournure contemplative, grâce au regard de Richard B., détective, certes, mais surtout poète. On découvre notamment le Japon par ses yeux, et malgré la barrière de la langue, il parvient à saisir subrepticement les paradoxes et les contradictions de ce pays. On suit aussi Kase, l’homme qui a disparu, et sa fille Yukiko qui retourne au Japon avec Richard B. qui est toujours amoureux d’elle.

Les Evaporés, c’est à la fois cette recherche, l’enquête sur Kase, et la relation de Richard B. et Yukiko. Et c’est aussi le Japon. Le Japon vu par l’auteur du roman certes, mais pris dans ses drames et ses contradictions. On se rend notamment sur les lieux dévastés par le Tsunami, on voit les conséquences de la crise de Fukushima. On va dans les mondes des yakuzas, des politiques, de la corruption, ou dans des environnements plutôt miséreux, dans les ruines de la dévastation. Pour autant, c’est le regard du poète qui prime, qui assiste à tout cela, neutre, et avec beaucoup de tact.

Il m’est difficile de parler du roman, parce que pour en parler bien, il faudrait en dire beaucoup sur des choses qu’on découvre au fil de la lecture. Cependant, soyez sûrs d’une chose : je l’ai beaucoup aimé. Le Japon me fascine (peut-être l’ai-je déjà mentionné), et j’ai beaucoup aimé le voir à travers ce regard-là et cette plume-là. Le côté contemplatif m’a beaucoup plu, tout comme des scènes plus vivantes, où les personnages agissent de manière concrète. Tout du long, j’ai eu une impression d’une écriture délicate qui prend ses personnages et son sujet avec tact et respect, et le résultat, ma foi, m’a beaucoup plu. Les Evaporés est un très beau roman sur le Japon contemporain, je vous le recommande.

8470b-abc2016

Le Vieux qui lisait des romans d’amour – Luis Sepúlveda

Luis SEPÚLVEDA

Le Vieux qui lisait des romans d’amour (traduit par François Maspero)

Editions Métailié, 2004

138 pages.

Présentation de l’éditeur

Antonio José Bolivar Proaño a longtemps vécu avec les Indiens Shuars, il connait la forêt amazonienne, il respecte les animaux qui la peuplent. Il a aussi une autre passion : les romans d’amour, le vrai, celui qui fait souffrir.

Quand on retrouve le cadavre d’un chercheur d’or, on accuse aussitôt les Indiens Shuars. Antonio José Bolivar reconnait la marque d’un fauve et décide de s’arracher pour un temps à la lecture de ses précieux romans pour partir chercher le félin. Il est le seul à pouvoir accepter le duel avec le fauve.

Un livre plein de charme dont l  souvenir ne nous quitte plus.


Le ciel était une panse d’âne gonflée qui pendait très bas, menaçante, au dessus des têtes.

Ainsi s’ouvre Le Vieux qui lisait des romans d’amour. El Idilio est une ville que j’imagine boueuse, écrasée par un ciel plombant ou une pluie diluvienne, en bord de fleuve, cernée par la forêt. C’est un lieu de passage, en bordure, entre une civilisation occidentale qui est comme un rouleau compresseur, et une vie ancrée dans la nature sauvage, respectueuse de ses règles et de ses habitants.

Ce jour-là, la pluie s’annonce. Sur le quai, un bateau décharge sa cargaison, le dentiste de passage arrache des dents, vend ses dentiers et râle contre le gouvernement. Antonio José Bolivar Proaño attend ses romans d’amour. A l’âge qu’il a, la lecture de ces histoires douloureuses reste un de ses seuls plaisirs. Il a  partagé un temps la vie des Indiens Shuars, il connaît leurs rituels, et la vie dans la forêt, et il a trop souvent constaté la barbarie du monde.

Ce jour-là, sur le quai, des Indiens amènent un cadavre. Un gringo tué dans la forêt. Ses blessures sont éloquentes. Antonio José Bolivar Proaño comprend qu’une femelle jaguar l’a attaquée et qu’elle va continuer à s’en prendre aux humains.La chasse au fauve commence alors pour finir dans un splendide affrontement.

Un Viejo que leía novelas de amor, publié en 1988, est un roman qui mérite de multiples lectures et relectures.

Funérailles célestes – Xinran

XINRAN
Funérailles célestes (traduit par Maïa Bhârathî)
 Postface de Claude B. Levenson
Editions Philippe Picquier, 2005
190 pages

Présentation de l’éditeur

Funérailles célestes est une histoire d’amour et de perte, de loyauté et de fidélité au-delà de la mort. Xinran dresse le portrait d’une femme et d’une terre, le Tibet, toutes les deux à la merci du destin et de la politique.

En 1956, Wen et Kejun sont de jeunes étudiants en médecine, remplis de l’espoir des premières années du communisme en Chine. Par idéal, Kejun s’enrôle dans l’armée comme médecin. Peu après, Wen apprend la mort de son mari au combat sur les plateaux tibétains. Refusant de croire à cette nouvelle, elle part à sa recherche et découvre un paysage auquel rien ne l’a préparée – le silence, l’altitude, le vide sont terrifiants. Perdue dans les montagnes du nord, recueillie par une famille tibétaine, elle apprend à respecter leurs coutumes et leur culture. Après trente années d’errance, son opiniâtreté lui permet de découvrir ce qui est arrivé à son mari…

Quand Wen retourne finalement en Chine, elle retrouve un pays profondément changé par la Révolution culturelle et Deng Xiaopong. Mais elle aussi a changé : en Chine, elle avait toujours été poussée par le matérialisme ; au Tibet, elle a découvert la spiritualité.


 Dans le cadre de son travail de journaliste à la radio, Xinran recueillait des témoignages de femmes. Un jour, l’une d’elles lui suggère de rencontrer une vieille femme étrange et vêtue à la tibétaine. Xinran se rend sur place et rencontre Shu Wen qui lui raconte son histoire. Pendant deux jours, Xinran écoute Shu Wen, subjuguée. Puis, celle-ci disparaît. Xinran, sidérée par son récit extraordinaire, n’a pas pu lui poser toutes les questions qu’elle aurait du pour rendre son histoire la plus complète possible. Elle a fini par l’écrire, dans l’espoir aussi d’atteindre Shu Wen par la publication du livre.

Shu Wen a épousé Kejun à la fin des années 1950. Idéaliste, celui-ci s’engage dans l’armée en tant que médecin. Il est envoyé au Tibet où il meurt deux mois plus tard. Persuadée qu’il vit toujours – les explications officielles ne sont pas claires – Wen s’engage à son tour dans l’armée comme médecin et part sur les traces de son mari. Son expédition tourne mal et elle se retrouve perdue dans les montagnes, en pleine nature sauvage et glacée. Elle est recueillie par une famille tibétaine nomade et découvre leur vie et leurs coutumes.

Ce livre est un excellent moyen de découvrir le Tibet – du moins sa partie très montagneuses, parcourue par des familles nomades et leurs troupeaux  – et sa culture. En effet, c’est un vrai choc culturel qui est décrit ici, tant Chine et Tibet sont différents et s’opposent. Il ne faut pas s’attendre avec ce livre à un récit sur le conflit entre la Chine et la Tibet et ses prolongements que l’on peut avoir encore aujourd’hui (l’appel au boycott lors des JO de Pékin, par exemple). Le récit est celui de la vie de Shu Wen qui a vécu des année dans cette famille coupée de tout, isolée au point qu’aucune nouvelle du conflit ou de la situation en Chine ne lui est parvenue. Et tout cela est aussi raconté par le prisme de Xinran, qui raconte ce que Wen lui a confié, mais aussi sa rencontre avec cette femme à la vie étonnante.

Cette histoire est triste, dépaysante – c’est bien le moins qu’on puisse dire – mais aussi très belle. Que ce soit la persévérance de Wen dans sa recherche, la bienveillance des gens qu’elle rencontre ou son amour toujours vif pour Kejun, il n’y a pas de quoi rester insensible. Je parlais de dépaysement et c’est aussi le plus fascinant dans cette histoire : la découverte des coutumes tibétaines, très empruntes de religion, dans la vie quotidienne comme dans les festivités, jusqu’au rituel des funérailles célestes (si vous ne savez pas ce que c’est, lisez le livre !). Ce qui nous est montré est aussi une vie sereine, en harmonie avec son environnement, cette nature parfois terrifiante. La  confrontation avec les chinois, dans leur course au progrès est d’autant plus violente… 8470b-abc2016

Dans les ombres sylvestres – Jérôme Lafargue

 
Jérôme LAFARGUE
Dans les ombres sylvestres
Quidam Editeur, 2009
182 pages
Collection Made in Europe

Présentation de l’éditeur

Un homme sauvage, jeteur de sort, venu d’un nulle part archaïque et terrifiant, s’installe à Cluquet, petit village pris entre l’océan et une forêt tout aussi immense. On l’y craint comme on profite de ses dons, jusqu’à ce que la guerre l’emporte comme des millions d’autres. Mais ce révolté dans l’âme a-t-il tout à fait disparu ?

Audric, son arrière-petit-fils, éprouve d’énormes difficultés à assumer cette ascendance pesante, dans un hameau désormais abandonné par la faute de son aïeul et de sa magie funèbre mais qu’il ne peut lui-même se résoudre à quitter. N’est-il qu’un fétu de paille balloté par l’histoire sombre de sa famille ? Ou quelqu’un d’encore plus inquiétant, esprit insurgé porteur d’un destin qui le dépasse ?

Dans les ombres sylvestres n’est pas seulement une ode à la forêt et ses enchantements. C’est aussi un portrait à fleur de peau d’un homme fragile, amoureux, et désespéré à l’idée de ne pas se montrer à la hauteur d’ancêtres hors du commun dans un monde qui se disloque jour après jour.


Aubric, dans ce roman, se fait narrateur pour raconter l’histoire de sa famille. Celle-ci commence avec Elébotham, un homme sorti d’on ne sait où et qui s’est taillé une réputation de rebouteux. Osmin puis Jaguen – le père d’Aubric – et Aubric lui-même ont dû vivre avec cette légende, dans la maison en haut des dunes, entre la forêt et la mer. Aubric raconte son histoire, en mettant en perspective sa propre vie et sa personnalité à l’aune de cette ascendance. Il va aussi chercher à explorer plus en détail la vie de son arrière-grand-père, pour savoir enfin d’où il vient et d’où il tire ses dons de rebouteux.

Ces recherches sont l’entrée dans le roman d’une sorte de surnaturel, un monde fantastique, de sorcellerie, qui prend ses origines dans la croyance populaire et dans les jungles africaines. Cependant, un doute s’insinue : le narrateur ne serait-il pas fou ?

Le style est délicat, plutôt joli, pour décrire la grandeur des bois, de l’océan, ou les tourments du narrateur. Le roman est étonnant, loin de l’ambiance champêtre attendue avec le titre. Je peine un peu à mettre des mots sur cette lecture. Je ne l’ai pas détestée, elle m’a plutôt intéressée, elle est déroutante (avec une fin qui remet tout en question), atypique. En tous cas, ça m’a fascinée.

Un roman pour visiter les Landes, se perdre entre la forêt et la mer, et découvrir une légende. Un roman unique en son genre, peu connu, mais qui mériterait un plus grand public.